Exposition à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris
ENVOI
Depuis que les hommes voulurent garder la mémoire de leurs amours et de leurs rêves, depuis qu’ils inventèrent l’écriture, ils ont exploré tous les supports. L’argile des rives du Tigre, les écorces des bouleaux des grandes plaines du nord, les tablettes de Rome, les rouleaux de soie, les lamelles de bambou, les bandelettes des morts, tout fut essayé et pris pour porter, conserver et transmettre la pensée.
Ici, s’ouvre une scène de théâtre. Sur cette scène, des livres occupent l’espace. Des livres vont parler sur ce théâtre de mémoire. Ils sont la voix d’acteurs qui se nomment Yourcenar, Gracq, Casanova. Ils sont aussi la voix de ceux qui parlent avec des couleurs et des lignes, peintres et illustrateurs, comme Debré, Marfaing.
Par le jeu de la mise en scène, 70 livres s’avancent, costumés, reliés, parfois en compagnie de leur écrin protecteur. Ils tentent de révéler l’intime mystère de l’écriture.
Ces livres qui sont les miens, que j’ai lus, rêvés, portés en moi comme désir et plaisir, je les ai reliés en toute liberté. Mon caprice fut mon seul commanditaire. Pour eux, j’ai moi aussi, exploré les matières, cuirs bien sûr mais aussi écorces, bois, altuglas et rhodoïd. Le relieur est un passeur ; il passe celui qui aborde le livre vers l’écriture ; sa barque hisse les couleurs et les matières de ce que l’écriture, la page ouverte, va révéler.
J’ai voulu ici les ancrer dans un univers végétal et minéral. Ils sont là, dans le sable, la pierre, le bambou, les bois de palmiers, les galets, les pierres. Car toujours l’écriture s’est liée à la configuration du lieu où elle est née.
« Bâtir à chaux et à sable » d’Olivier Debré et Edmond Jabès, dans une reliure en box crème et galuchat, s’inscrit naturellement dans un lit de sable blanc. « Narcisse dans l’île de Vénus » est posé sur un buste de femme piqué de roses.
Ainsi, l’espace où se met en scène le livre renvoie à l’écriture. Car les livres ont déjà leur visage propre, celui du temps où ils naquirent, que leur procurent la typographie, leur format et la qualité du papier. Bref ce qui les fait appartenir à un temps particulier. C’est ce visage caché que la reliure tente ici de mettre au jour. On ne « traitera » pas un ouvrage du XVIIIe comme un livre du XXe siècle. On n’ordonnera pas un livre qui rassemble des dessins et des manuscrits de l’auteur, ou des photos et des collages comme un volume qui est produit par les presses d’un imprimeur. D’être réunis pour constituer un livre, ces éléments épars destinés par leur nature même à l’éparpillement, sont ainsi sauvegardés par le fait même d’être constitués en objet, à lire ou à rêver. La reliure doit rendre compte de cette particularité. On rencontrera aussi dans cette série, fruit d’un « hasard objectif » des livres d’artistes qui apparaissent trop rarement sur la scène de la bibliophilie.
En cimaise, les photographies d’Yves Colas apportent autre chose que l’illustration de l’objet. La rencontre avec Yves, alors photographe aux studios Harcourt, fut déterminante pour la façon dont j’ai voulu éclairer l’entité que constituent la forme et le fond d’un livre.
En cartel, l’écriture poétique, fine, ironique parfois, d’Elisabeth Lemirre qui a tenté de donner aux reliures une voix. Ses textes veulent déjouer ce qui se dit – tout en se cachant – dans la reliure, prisonnière du silence de la matière.
Cette exposition désire ouvrir au grand public le domaine trop souvent confidentiel de la bibliophilie, et cela dans une mise en scène qui voudrait éviter une trop grave gravité. On y découvrira peut-être que la reliure n’est pas qu’un moyen de permettre au livre de traverser le temps mais que ce travail est aussi une création. Une « bonne » reliure se doit de parachever un livre, en procurant aux mots qu’il contient un « supplément d’âme ». Si un livre donne à lire, une reliure donne à voir, au-delà des mots.
Florence Boré